sur le sable je m’empare

d’un galet froid choisi pour

son profond noir brillant

d’eau de pluie d’eau de mer

pour sa parfaite forme oblongue

son irréprochable courbure convexe

son volume pensé – semble-t-il – pour se fondre exactement dans ma paume

 

sur ma manche je nettoie la face ensablée de grains collants

 

inspection discrète

odeur neutre

promesse non tenue : il devrait en émaner des effluves puissants

vivifiants ou écœurants

douceur éprouvée sur la joue : j’en connais de plus lisses mais ce n’est pas si mal

son poids au creux de la main : celui d’un œuf de goéland

ou du moins l’idée que je m’en fais

vérification rapide – inutile mais il faut s’en assurer –

pour constater du bout de la langue

la présence du sel froid

 

le galet tenu serré en mon poing au fond de ma poche

tient enclos en lui le monde brutal

la gifle du vent

l’écorchure du sable abrasif

la vague explosive qui foudroie

le courant qui tire vers le large

les dents de feu du soleil carnassier

le fouet cinglant de la pluie

 

au fond de ma poche je desserre mon poing

et le galet libère la caresse du monde

en lui sommeillent donc

tous les bleus de la palette

l’aquarelle douce des matins où encore embrumé de la nuit l’on nage dans le coton

l’huile électrique des claquants plongeons d’été

en lui sommeillent donc tous les soleils dont on se gorge

le jaune pâle le jaune paille

en lui nos étourdissements légers quand le vent soupire

les emballements de nos têtes folles quand il halète déchaîné

 

je tiens le monde dans ma main

 

au fond de ma poche à l’abri le galet séjourne encore un peu

j’en fais éprouver la tiède volupté à l’homme qui marche près de moi

insensible au pouvoir métaphysique du caillou il s’amuse – l’inconscient –

de l’effleurement minéral sur sa joue fraîche

sur le sable je dépose le galet

– pourquoi garder le monde dans ma main

ou comment d’ailleurs –

 

et ce soir je pense au galet

indéfiniment

repris par la marée ramené sur la plage

battu par le sel battu par le vent griffé par le sable

harassé de soleil ou glacé quand il gèle

à pierre fendre

 

je pense au galet

 

et le galet

de quoi se souvient-il

 

Photo : Isabelle Péguy